Le bâton de marche

11.12.08

 

Dit

" Le hockey au Canada est tributaire des longs hivers nordiques où il n'y avait pas grand-chose à faire. Il est né sur les lacs et les rivières, dans les grands espaces, non organisés, souvent solitaire, se déplaçant de temps à autre à l'intérieur pour l'entrainement et les matchs en équipe. En quelques générations, tout cela a changé. Les canadiens migrèrent des fermes et des villages vers les villes et les banlieues; ils découvrirent le ski, les motoneiges et les vacances dans le sud; ils civilisèrent l'hiver et se réfugièrent à l'intérieur. Ce sport, auquel on s'adonnait autrefois sur les étangs et les rivières, plus tard dans les rues et les entrées de garage, est maintenant pratiqué dans les arénas en équipements complets, encadré par des instructeurs et policé par des arbitres. Cela quand nous y jouons encore. Car, lorsqu'un sport devient organisé, les parties improvisées semblent une perte de temps; et quand un sport a migré à l'intérieur, il ne ressortira plus à l'extérieur ensuite. Le hockey est devenu une activité de banlieue, et, parce qu'il fait partie de la culture de la classe moyenne qui y vit, il a changé.
Revêtu d'un uniforme dès l'âge de six ou sept ans, au moment ou le joueur atteint la LNH, c'est déjà un vétéran ayant à son actif près de mille parties organisées - d'abord de trente minutes, plus tard de trente deux, de quarante cinq et finalement de soixante minutes, à raison de deux matches au moins par semaine, soit plus de soixante dix par années entre la fin septembre et la fin mars. On commence plus jeune, et la saison est plus longue que jamais. Mais on n'a jamais si peu joué au hockey auparavant. Car lorsqu'un garçon de douze ans participe à une partie de trente minutes, partageant le temps de glace avec ses coéquipiers, il joue finalement à peu près dix minutes. Ces dix minutes, il les attend et les prépare toute la journée, il doit se rendre à la patinoire et en revenir, s'habiller et se rhabiller, etc. Et le prix de ces quelques minutes, ce sont les deux heures dont il disposait avant, pour jouer au hockey dehors, dans une entrée de garage ou dans la cour, ou plus encore le week end et pendant les vacances sur les patinoires extérieures de l'école et du terrain de jeu.
Tout cela est lié à notre façon d'aborder les temps libres. Constamment préoccupés par le temps et la nécessité de l'occuper, nous en sommes arrivés à répondre à la question usuelle, "Comment allez-vous ?" par ce nouvel équivalent de la bonne santé, "Je n'ai pas une minute à moi." Le temps qui n'est pas consacré à l'école, à dormir, à manger, le temps libre et sans contraintes, nous le considérons avec méfiance, sinon avec peur. Car, bien qu'il offre des occasions d'apprendre et d'imaginer de nouvelles activités, nous nous inquiétons à la pensée que ce temps, que nous consacrions autrefois à lire, à faire rouler un ballon ou à manier la rondelle sans réfléchir, pourrait être employé à s'autodétruire devant la télévision, devant l'ordinateur, ou d'une myriade d'autres façons. Alors, pour éviter cette autodestruction, on organise scrupuleusement son emploi du temps, en le meublant de cours de toutes sortes - des cours de ballet, de piano, de français - en mettant sur pied des équipes organisées, des clubs; en le fragmentant en segments où il ne reste plus une seule seconde pour s'ennuyer. On crée un univers mental toujours en mouvement, où le temps libre est tout, sauf libre.
Or, c'est pendant leurs heures de loisir que les joueurs remarquables se développent, et non pas dans l'environnement compétitif des parties, ni pendant les entrainements hebdomadaires d'une heure, ni en suivant à la lettre les programmes créés par les écoles de hockey pour enseigner des savoir faire spécialisés. Car, bien que les compétences soient nécessaires dans tout domaine, car elles définissent ses normes, il faut autre chose pour transformer ces compétences en quelque chose d'exceptionnel. Ce qu'il faut, c'est du temps dégagé et désengorgé, du temps où nous ne sommes pas bousculés, du temps de qualité propice à la réflexion; du temps pour trouver de mauvaises réponses et pour les remplacer par quelques bonnes; du temps pour trouver nos propres réponses. Il faut aussi du temps pour répéter les gestes de base afin d'atteindre une qualité d'exécution supérieure. Du temps encore, pour les intégrer et les assimiler, afin qu'ils deviennent parfaitement et complètement nôtres, afin qu'ils s'organisent et se combinent naturellement avec nos autres talents, d'une manière unique et personnelle. Et ayant acquis l'aisance dans nos mouvements, du temps pour leur donner libre cours en toute confiance, pour chercher de nouvelles avenues, pour créer.
Mais privé de ce temps, le joueur est comme un étudiant qui travaille pour ses examens. Ses compétences sont comme des réponses mémorisées par son corps, spécifiques, limitées à ce qu'on attend de lui, au hasard et isolées, sans vue d'ensemble pour les organiser et les structurer. Et dans les moments où on a besoin de plus, lorsque des circonstances inattendues surviennent, lorsqu'on demande des réponses qui n'ont jamais été apprises, lorsqu'on doit se servir de son intuition pour rassembler ce qu'on connait et trouver des réponses adaptées, mémoriser ne suffit pas. C'est la différence entre le savoir et la compréhension, entre un être très intelligent et un sage. Et c'est la différence entre un joueur moderne de banlieue et un Guy Lafleur.
Car un joueur remarquable a consacré du temps à son sport. Sur les patinoires familiales, dans les arénas de son quartier, du temps seul et avec d'autres, des temps sans raccourcis, il a vu beaucoup de choses, il a fait beaucoup de choses, il a fait l'expérience du jeu. Il le comprend. Il y a de l'envergure et de la culture dans son jeu. Il n'est pas un joueur né. Ce qu'il possède n'est pas un don, semé au hasard, provenant d'un autre monde et non mérité. Il y a sûrement quelque chose dans son bagage génétique qui lui permet d'être un grand joueur, tout aussi sûrement qu'il y en a beaucoup d'autres, pareils que lui, qui n'y arrivent pas. Il est plutôt devenu un joueur naturel."

- Ken Dryden, in Le Match -

Libellés : , ,