Le bâton de marche

14.9.03

 

Timshel !

Lee : - Vous rappelez vous le jour où vous nous avez lu les 16 versets du quatrième chapitre de la Genèse ?
Samuel : - Je me rappelle très bien, et cela fait longtemps.
- Presque dix ans, répondit Lee. L'histoire m'avait fort impressionné et je l'ai relue mot pour mot. Plus j'y pensais, plus elle me semblait chargée de sens. Alors j'ai comparé les traductions que nous possédons ; elles se suivent de très près. Il n'y a qu'un seul passage qui me gêne. Dans la version de King James, après que Jéhovah a demandé à Caïn la raison de sa colère, il ajoute : "Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi, mais toi, tu le domineras." C'est le tu le domineras qui m'a frappé, car c'était une promesse faite à Caïn qu'il dominerait le péché. [...]
Alors je me suis procuré une Bible courante américaine. C'était très nouveau à l'époque, et elle différait des autres à ce passage. Elle dit "Domine sur lui", et c'est là que réside toute la différence. Ce n'est plus une promesse, c'est un ordre. J'ai commencé à m'y intéresser, je me suis demandé quel était le verbe écrit pas l'auteur original et pourquoi il donnait lieu à des traductions différentes.
- Lee, vous n'avez pas étudié l'hébreu ?
[...]
- Il me semblait que l'homme qui avait conçu une aussi grande histoire savait exactement ce qu'il voulait dire et que son texte ne devait pas donner lieu à confusion.
- Vous dîtes : l'homme ? Vous ne croyez donc pas que c'est un livre divin écrit par Dieu, trempant son doigt dans l'encrier ?
- Je crois que l'esprit qui a conçu cette histoire était curieusement divin, nous en avons de semblables en Chine.
[...]
Lee : - Pour vous continuer mon histoire, je suis allé à San Francisco, au centre de notre association familiale. [...] J'ai respectueusement soumis mon problème à l'un de ces sages. Je lui ai lu le chapître et lui ai dit ce que je comprenais. La nuit d'après, 4 d'entre eux se sont réunis et m'ont demandé de me joindre à eux. Nous avons discuté toute la nuit. (Lee rit.) Cela doit sembler étrange, dit il. Je crois que je n'oserai pas raconter cela à beaucoup de gens. Pouvez vous imaginer 4 vieux messieurs très dignes - le plus jeune a dépassé 90 ans - se mettant à apprendre l'hébreu ? Ils ont engagé un rabbin pour les aider. Ils se sont mis à l'étude, comme des enfants : livres d'exercices ; grammaire ; vocabulaire ; phrases usuelles. Si vous pouviez voir l'hébreu écrit à l'encre de chine avec un pinceau ! L'écriture de droite à gauche ne les a pas gênés, car nous écrivons de haut en bas. Ces vieillards ont le sens de la perfection, ils sont allés jusqu'au racines de la matière !
- Et vous ? demanda Samuel .
- Je les ai suivis. [...] Au bout de deux ans, nous nous sommes dit que nous pouvions attaquer les 16 versets du quatrième chapître de la Genèse. Mes vieux messieurs avaient aussi le sentiment que le verbe avait beaucoup d'importance : tu le domineras et domine. C'est alors que nous avons découvert notre filon d'or : Tu peux. Tu peux dominer le péché. Alors les vieux messieurs ont souri, ont hoché la tête, comprenant que ces années n'étaient pas perdues. C'était le premier pas. Ils ont déchiré leur cocon de soie chinoise et au moment où je vous parle, ils apprennent le grec."
Samuel dit : "C'est une histoire fantastique. J'ai essayé de la suivre, et peut être ai-je laissé passer quelque chose. Pourquoi ce verbe est il si important ?"

- in "A l'Est d'Eden", J. Steinbeck