Le bâton de marche

18.9.03

 

Noyade ?

J'ai treize ans et je vais mourir. Emporté par le flot, culbuté entre les remous, aspiré dans la descente, je ne trouve l'air qu'à grand peine. C'est horrible et ça ne s'arrête pas. Je ne vais pas m'en sortir, mais je n'ai pas le temps d'y penser vraiment. Je lutte pour rester à la surface. Respirer. Juste respirer. Encore. Encore. Encore.

Il faisait beau, et mon correspondant allemand et ses amis avaient choisi d'en profiter pour aller se baigner. Pas au Kuhsee ni au Baggasee, les petits lacs habituels. Non, mais dans le Lech où c'est plus amusant. Le Lech, c'est le cours d'eau au milieu des arbres, où s'entrainent les kayaks. Il y a une portion, juste avant de rentrer dans la ville, où le parcours d'eau vive s'arrête. Juste après, c'est le vieux moulin désaffecté, la roue a été retirée et il abrite quelquefois des fêtes nocturnes. Mes amis allemands aimaient manifestement sauter du pont en amont et se laisser glisser dans le chenal du moulin, pour ressortir plus bas, de l'autre côté. Il faut juste faire attention à rester bien horizontal durant la glissade : malgré le courant, il y aurait des tessons au fond. Preuves invisibles de l'alcoolisme débonnaire de la jeunesse locale.
- Malgré le courant ?
- Ceux qui n'ont pas fait attention se sont blessés. Il n'y a presque pas de profondeur, pass auf.
Je ne me suis pas attardé sur ce détail, qui ne les dérangeait pas plus que ça. L'un après l'autre ils ont sauté les quelques mètres nous séparant de la surface, faisant ensuite du surplace sans effort. Le courant ne semblait pas très important. Le dernier, je les ai rejoint. L'eau n'était pas froide et déjà l'un d'entre eux se laissait glisser doucement dans le flux. En file indienne nous nous sommes laissés emporter. De plus en plus vite. L'entrée du moulin, déjà. Je me suis raidi en "planche", la tête relevée pour distinguer ma trajectoire. Attention aux tessons. Pas eu le temps de sentir la première chute que j'étais déjà dans la lessiveuse. Sur une dizaine de mètres de long, la rivière, large de 5 ou 6 mètres un peu plus tôt, se rétrécissait de moitié.

Des congères liquides sur les cotés, de l'eau qui me passe dessus, me frappe, m'épuise. Je ne sais plus où je suis. Sensation, après seulement 2 mètres, qu'on n'arrivera pas au bout. Manque de forces. Manque d'air. Respirer. Je ne veux pas mourir. Juste respirer. Encore. Encore. Encore.

Et puis le cauchemard a pris fin. J'étais sorti. En un seul morceau, et avec suffisamment de lucidité pour voir les autres se sortir du canal à l'extrémité du petit bassin, juste avant que le Lech reprenne son cours. Peut être que les entrainements de natation de l'année précédente n'étaient pas inutiles, finalement : j'ai réussi à rejoindre le bord. Les deux mains aggripées à la marche de béton, je me suis fait trainer par le courant sans rien pouvoir faire sur une dizaine de mètres. Les bras tétanisés. Je ne me souviens plus très bien si je m'en suis sorti tout seul, ou si l'un des types m'a aidé. Sûrement pas tout seul.
En revanche, je me rappelle parfaitement la première chose qu'ils m'ont dite : Encore ?

Je ne sais pas pourquoi, mais j'y suis retourné. Pour faire comme tout le monde. C'était très bête, car ce fut tout aussi éprouvant. Mais ce n'est qu'à ce prix que j'ai compris : ne plus jamais suivre sans savoir.