Le bâton de marche

21.9.03

 

Cherchez les rides...

De l'état du monde

Parce que le monde change,
Plus souvent que denier au Change,
Je veux rimer sur ce monde divers.
Tant fut été, or est hiver ;
Bon fu, or est d'autre maniere,
Car nul ne sait plus travailler au bien d'autrui,
S'il ne pense pas y trouver son profit.
Chacun devient oiseau de proie :
nul ne vit plus que de proies.
Ainsi je dirais l'état du monde,
Qui de tout bien se vide et s'émmonde.
Religieux premièrement,
Devraient vivre saintement,
C'est selon mon entendement.
Mais il y a double religion :
Les uns sont moines blancs et noir
Qui maint beau lieu et maint manoir
Ont et mainte richesse assise,
Qui tous sont serfs de Convoitise.
Toujours veulent, sans donner, prendre,
Toujours achètent sans rien vendre.
Ils volent, l'on ne leur vole rien
Ils sont fondés sur fort merrien :
ils peuvent leur richesse accroître.
L'on ne prêche plus en cloître
De Jesus Christ ni de sa mère
Ni de saint Paul, ni de saint Pierre ;
Celui qui se sert de l'art du siècle,
C'est le meilleur selon la règle.
Après eux sont les mendiants
Qui par la ville vont criant :
"Donnez, par Dieu, du pain aux Frères !"
Plus ou moins de vingt manières.
C'est une dure fraternité
Car, par la sainte Trinité,
Chaque couvent voudrait de l'autre
Qu'il fût en un chapeau de feutre
Au plus perilleux de la mer :
Ainsi s'entraiment les avares.
Ils sont cupides, me semble-t-il :
Voleur habile qui vole voleur,
Et eux trompent les trompeurs
Et dérobent les dérobeurs
Et servent tromperies aux trompeurs,
Otent leurs robes aux dérobeurs.
Après ce que je vous devise
Me faut parler de sainte Eglise,
Que je vois nombreux chanoines
Vivre du Dieu patrimoine :
Ils n'en doivent, selon le Livre,
Prendre que le suffisant pour vivre,
Et tout le reste, humblement,
Doivent ils communément
Aux pauvres gens départir ;
Mais ils verront le coeur partir
Du pauvre, de mauvaise aventure,
De grand faim, de grande froidure :
Quand chacun a cape fourrée,
Et de deniers la main bourrée,
Les coffres pleins, la huche pleine,
Ne lui chaut, qui pour Dieu l'appelle
Ou par Dieu lui demande,
Car Avarice le commande,
Dont il est serf, à mettre ensemble,
Ainsi fait il, si comme me semble.
Mais ne me chaut, si Dieu me voit !
A la fin vient mauvaise voie
De tels avoirs se réduisent à rien.
C'est justice, car, il peut le voir,
Il est riche du Dieu avoir
Et Dieu n'en peut aumône avoir ;
Et s'il va la messe écouter,
Ce n'est pour Dieu conjurer,
Mais est ce pour deniers avoir,
Car, tant vous fais je à savoir,
S'il pensait n'en rien rapporter,
Il n'y mettrait jamais les pieds.
Il y a aussi clercs d'autre guise :
Qui, quand ils ont loi apprise,
Veulent être des plaideurs,
Et de leur langue les vendeurs,
Ne rêvent que ruses et cautèle
Dont ils bétonnent les querelles
Et mettent devant derrière.
Ce qui était avant va arrière,
Car, quand maître Denier vient en place,
Droiture faute, droiture s'efface.
En un mot, tous les clercs, sauf écoliers,
Veulent Avarice embrasser.
Maintenant me faut parler laïcs,
Qui sont affligés d'autres plaies.
Prévôts, baillis et maires
Sont communément les pires,
Comme Convoitise le veut ;
Car je vois que les prévôts,
Qui pèsent sur les prévôtés,
Plument de tous côtés
Ceux qui sont en leur justice,
Et se défendent en telle guise :
"La prise à bail nous coûte très cher,
Il nous faut donc, de toute manière,
Font-ils, partout voler et prendre,
Sans droit ni sans raison attendre.
Trop aurions mauvais marché
Si nous perdions dans notre marché."
Encore il y a d'autre gens :
Ceux qui ne donnent nul argent,
Comme les baillis, nommés en charge ;
Sachez qu'aujourd'hui leur tarde
De voir, dans leur baillage, leur charge
Réaliser une aussi belle marge
Qu'au temps de leurs devanciers.
Ils ne suivent ni voie ni sentier
Par où pût jamais passer droiture ;
De cette voie, ils n'ont cure,
Mais ils pensent à assurer
Des revenus au seigneur et traiter
Leur profit de l'autre part.
Ainsi justice se barre.
Or il y a gens d'autre manière,
Qui de vendre sont coutumiers
De choses plus de cinq cent paires
Qui sont au monde nécessaires.
Je vous le dis bien vraiment,
Ils font maints mauvais serments
Et ils jurent que leurs denrées
Sont bonnes, non périmées,
Que c'est quelquefois mensonge pur.
Ils vendent à terme, et usure
Vient tantôt et expressions
Qui sont de la même maison ;
Alors le terme est payé,
Et plus cher vendu qu'acheté.
Encore il y a ces gens menus
Qui besognent parmi ces rues
Chacun fait divers métiers,
Si l'on peut appeler ca métier,
Qui d'autres plaies sont affligés.
Ils veulent être bien payés
Et petite besogne faire ;
Mais cela tournerait au contraire
S'ils dépassaient leurs droits d'une ligne.
Même les paysans des vignes
Veulent avoir bon paiement,
Pour peu faire, assurément.
J'en viens à la chevalerie,
Qui aujourd'hui est ébahie :
Je n'y vois Roland ni Olivier,
Tous sont noyés dans un vivier
Et l'on peut voir et entendre
Qu'il n'y a même plus d'Alexandre.
Leur métier disparaît, décline;
La plupart vivent de rapines.
Fini de rire pour la chevalerie :
Je ne la vois plus sur la voirie.
Ménestrels sont éperdus,
Chacun a son Donet perdu.
Je ne vois ni prince ni roi
Qui n'ait scrupule envers soi,
Ni nul prélat de sainte Eglise
Qui ne soit copain de Convoitise
Ou aux mains de Dame Simonie,
Qui des donneurs est l'amie.
Noblement installé à la cour
Celui qui donne, au temps qui court ;
Et celui qui ne peut rien donner
Qu'il aille les oiseaux sermonner,
Car Charité est décédée !
Je ne vois personne la pratiquer,
Sinon l'un par aventure
Qui le doit à sa bonne nature.
Car trop est le monde changé ;
Qui de tout bien est étranger.
Vous pouvez bien aperçevoir
Si je vous ai compté des histoires.
Explicit l'état du monde.

- Rutebeuf, quelque part au XIIIe siècle -